Restaurer 10 000 pierres à la main ? La préservation du patrimoine défie le cloud

Aux Pays-Bas, des siècles de vent, pluie et soleil ont mis à mal un édifice historique. Heureusement, le BIM révolutionne la conservation du patrimoine.

Conservation du patrimoine: Depuis l’été dernier, la Domtoren est habillée d’un échafaudage impressionnant.

Mark de Wolf

13 avril 2021

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Les artisans traditionnels s’aident d’outils numériques pour rafraîchir les façades en pierre naturelle de la Domtoren.
Les artisans traditionnels s’aident d’outils numériques pour rafraîchir les façades en pierre naturelle de la Domtoren. Avec l’aimable autorisation de Nico de Bont.

Située au cœur de la vieille ville d’Utrecht aux Pays-Bas, la Domtoren, tour de la cathédrale édifiée au XIVe siècle, a été habillée d’un impressionnant échafaudage à l’été 2020, en attendant une restauration complète dont elle a grand besoin. Le rôle du BIM (maquette numérique d’un bâtiment) dans ce projet de restauration d’un monument historique montre que, demain, la conservation du patrimoine sera plus rapide, plus durable et plus économique.

Difficile de passer à côté de la Domtoren à Utrecht. Haute de plus de 112 mètres, la tour de la cathédrale, édifiée il y a 700 ans, domine le paysage de la vieille ville. Elle nous rappelle avec force que, malgré les immeubles de bureaux modernes qui rivalisent pour attirer l’attention, le passé reste bien présent dans l’architecture européenne.

Un mélange d’anciennes et de nouvelles méthodes est vital à la restauration de cette tour historique, et les outils numériques aident les artisans traditionnels à en rafraîchir les façades de pierre battues par les intempéries. Les données servent à recréer chaque élément, brique après brique, ornement après ornement : 10 000 au total. Avant, cela aurait constitué un travail colossal. Aujourd’hui, les technologies de construction pilotées par les données facilitent le processus et permettent une gestion de projet plus détaillée grâce à la saisie, à l’inventaire, à la visualisation et au partage de multiples points de données, pour tous les éléments, même le plus petit.

Les outrages du temps

Conservation du patrimoine: Il a fallu six mois pour construire l’échafaudage de 39 niveaux qui entoure désormais la Domtoren.
Il a fallu six mois pour construire l’échafaudage de 39 niveaux qui entoure désormais la Domtoren. Avec l’aimable autorisation de Nico de Bont.

Malgré de précédents travaux de restauration menés en 1975, des siècles de vent, de pluie, de neige et de soleil ont terni la splendeur de ce monument historique. Un entretien consciencieux et régulier n’a suffi à éviter ni les ravages du temps sur la pierre naturelle ni l’effritement progressif des joints entre les blocs de pierre. L’édifice est aujourd’hui très endommagé et pose un problème de sécurité.

Les restaurateurs se concentrent sur les pierres et les briques abîmées, ainsi que sur les ancres rouillées de la lanterne octogonale, qui contient encore une bonne partie des matériaux utilisés lors de sa construction au XIVe siècle. Une série de pièces en bois sculpté, des vitraux, l’horloge principale de la tour et les éléments en plomb et ardoise qui forment le clocher ont eux aussi besoin d’une remise en forme. D’ici 2024, date prévue de la fin des travaux, près de 600 mètres cubes de pierre auront été remplacés.

Heureusement, cette entreprise colossale est menée par le spécialiste de la restauration Nico de Bont, société indépendante qui fait partie du groupe TBI. L’entreprise Nico de Bont est bien connue aux Pays-Bas, où elle a réalisé l’importante restauration des pierres naturelles de la cathédrale Saint-Jean à Bois-le-Duc et de l’église Saint-Eusèbe d’Arnhem.

Chaque jour, la société envoie une équipe d’artisans spécialisés sur l’échafaudage qui habille désormais la tour sur 100 mètres de hauteur. Cet exosquelette de 39 niveaux constitue déjà une structure impressionnante à elle seule. Construite par ROJO Steigerbouw en un semestre, elle comprend plus de 50 kilomètres de tubes, 40 kilomètres de planches en bois et 440 tonnes de matériaux. Cette solide base permet aux architectes et aux artisans du projet de mener à bien la restauration minutieuse de chaque élément de la tour.

A l’identique, mais en mieux

Le consensus qui prévaut au sujet de la restauration consiste à améliorer la tour, tout en préservant son aspect d’origine. La modernisation n’est pas un objectif en soi. En revanche, les experts en conservation du patrimoine urbain veulent une version plus sûre et plus solide de l’extérieur qui, en termes d’apparence, ne s’éloigne pas de la splendeur originelle de la tour.

Cette approche implique donc de remplacer des milliers de pierres différentes tout en conservant la couleur et la texture d’origine et en gardant autant de matériaux historiques que possible, ce qui n’est pas chose facile. D’autant qu’aucun des types de pierres utilisés ne provenait des Pays-Bas, mais de carrières allemandes, belges et françaises. Et même après la réception de nouveaux matériaux, il ne suffisait pas seulement de tailler des carrés et des rectangles.

« Ce ne sont pas uniquement des éléments uniformes, explique Tommy van Beem, manager BIM chez Nico de Bont et responsable du programme BIM chez TBI. Très souvent, nous devons recréer des ornements détaillés qui avaient été sculptés à la main par des artisans médiévaux. »

La conservation du patrimoine ne s’improvise pas. Saisir des informations détaillées sur les différents éléments à restaurer puis les communiquer aux bons artisans au bon moment est essentiel pour la réussite du projet.

« Les outils numériques nous ont permis de définir notre propre déroulement de tâches et de créer notre système d’enregistrement des blocs (BRS) pour gérer la complexité du travail. C’était un énorme avantage, ajoute-t-il. Ces outils ont accéléré la saisie d’un grand volume d’informations détaillées qui sont utiles à toutes les personnes associées au projet. Enregistrer l’ensemble des activités, comme renseigner les informations sur les blocs, est nécessaire pour l’avenir et pour les nouveaux travaux de restauration des trente prochaines années. »

Du tableur au Cloud

Conservation du patrimoine: Briques, pierres et ornements sont saisis dans le système d’enregistrement des blocs et associés à un code QR.
Briques, pierres et ornements sont saisis dans le système d’enregistrement des blocs et associés à un code QR. Avec l’aimable autorisation de Nico de Bont.

Par le passé, un projet de restauration d’une telle ampleur aurait nécessité plus de personnel, plus de fonds et, dans les deux cas, plus de temps. Les informations sur les éléments restaurés auraient peut-être été saisies sur papier, ou dans une longue feuille de calcul, avec une multitude d’entrées et l’ajout de photographies pour chaque élément. Grâce à BIM 360 d’Autodesk, Nico de Bont et les architectes du projet ont pu procéder à une évaluation détaillée des éléments à restaurer.

Briques, pierres et ornements sont saisis dans le système d’enregistrement des blocs et associés à un code QR qui permet de retrouver les informations entrées : dimensions, matériau, caractéristiques, emplacement, photographies, statut, problèmes, mesures prises et étapes suivantes requises. Ces informations sont très détaillées, précises et visuelles – et accessibles instantanément par toute personne collaborant sur le projet, quand elle en a besoin.

A l’aide d’une tablette, les ouvriers peuvent désormais situer l’emplacement exact de la pièce de la tour qu’ils doivent restaurer.
A l’aide d’une tablette, les ouvriers peuvent désormais situer l’emplacement exact de la pièce de la tour qu’ils doivent restaurer. Avec l’aimable autorisation de Nico de Bont. 

C’est le cas des ouvriers sur le site, qui peuvent désormais utiliser une tablette pour situer l’emplacement exact de la pièce de façade qu’ils doivent restaurer. Autre partie prenante du projet, les experts gouvernementaux chargés du patrimoine ont également accès à cette base de données, qui leur permet d’identifier les pièces les plus anciennes qui ont une importance historique. Même les fournisseurs spécialisés, comme ceux chargés de recréer d’anciennes formes et figures ornementales, peuvent accéder au système pour obtenir un modèle de données avec les dimensions précises à partir desquelles travailler.

« Chaque brique et chaque pierre a son entrée dans le système, précise Tommy van Beem. Donc, si vous cherchez une brique de la façade nord de la tour au niveau 3, vous pouvez entrer sa référence dans une tablette ou la chercher à l’aide de sa description, de son emplacement, de son statut, de son matériau, etc. Les pierres ont également un code QR et des tags, et peuvent donc être scannées pour consulter leur profil instantanément. »

Workers can now use a tablet to pinpoint the exact location of the tower-facade piece they need to work on next.

Ce niveau de détail représente moins d’erreurs, donc moins d’argent et de temps perdu à les corriger. En tout, près de 100 points de données peuvent être inventoriés pour chaque pièce. La compilation des 10 000 pièces – chacune étant différente – est une tâche monumentale. Cette saisie numérique des données simplifie et automatise dans une large mesure ce travail.

Réduire le coût de la conservation du patrimoine

Désormais bien avancé, ce projet de 30 millions d’euros devrait prendre fin en 2024. Il promet d’ores et déjà d’être une grande réussite. Le BIM a aidé l’équipe de la Domtoren à garantir une préservation maximale des matériaux d’origine, grâce à la réutilisation de la plupart des pierres d’origine durant le processus de restauration. Fort de cette circularité améliorée, Nico de Bont prévoit que son approche mixte de gestion numérique et de restauration traditionnelle à la main non seulement en fera un projet plus durable sur le plan environnemental, mais aussi permettra à la ville d’Utrecht de réaliser des économies de 10 % sur toute la durée du projet.

« Nous utilisons la technologie pour reproduire un procédé vieux de sept ou huit siècles, explique le directeur de Nico de Bont, Boudewijn de Bont. Nous avons remporté ce projet, car nous avons prouvé notre respect du patrimoine et de l’artisanat, combiné à une méthode de travail moderne. Nous avons également dû montrer que nous agissons selon des principes de réduction du gaspillage et d’intégration de la chaîne logistique, sans dépassement de budget. Avec 10 000 pièces à gérer en cinq ans, le contrôle que permettent des outils de construction numériques comme BIM 360 est crucial pour la réussite du projet – surtout quand on pense au niveau de collaboration et de partage des informations détaillées nécessaires tout au long d’une grande chaîne de fournisseurs et de sous-traitants. »

La Domtoren a survécu à une tornade en 1674 et à de gros dégâts causés durant la révolte civile et religieuse du XVIe siècle aux Pays-Bas. Alors que sonne le glas des procédures manuelles basées sur le papier dans les projets de restauration du patrimoine, le processus BIM contribue à assurer la survie de ce monument symbolique d’Utrecht pour les 700 prochaines années.

Mark de Wolf

About Mark de Wolf

Mark de Wolf est journaliste et rédacteur indépendant récompensé. Il est spécialiste des nouvelles technologies. Né à Toronto au Canada, Mark est actuellement basé à Zurich en Suisse, après avoir vécu à Londres. Contactez-le sur markdewolf.com.

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